A l’occasion de la matinée-débat du 28 juin 2019, en présence d’Olivier DUSSOPT, Didier JEAN-PIERRE, François DELUGA, la MNT a souhaité réinventer la fonction publique de demain avec parmi les intervenants Fabrice GENDRE, secrétaire de l’ADT INET. Il s’est livré à un exercice d’équilibriste pour répondre au quasi quizz sur les nouvelles générations, l’impact des évolutions sociétales, les conséquences du développement du numérique…A déguster et…méditer…et commenter!
Les nouvelles générations d’agents demandent-elles un changement managérial ?
Il paraît important de préciser que les nouvelles générations à manager sont bien sûr des agents publics, mais aussi des élus et des usagers, qui portent de nouvelles visions, de nouvelles pratiques et de nouveaux usages. Les managers territoriaux doivent intégrer cette triple dimension.
Nous avons eu les X, les Y, voici les Z ou millenials, nés entre les années 80 et 90. Le rôle du manager aujourd’hui n’est plus celui d’expert, mais celui du « change manager » avec la conduite du changement, le management de la complexité, et parfois de l’inconnu. Donner des ordres ne suffit plus, il faut convaincre, persuader, expliquer, embarquer ces nouvelles générations.
Les nouvelles générations discutent, questionnent, remettent en cause l’autorité « légitime » du chef au sein d’une organisation. Ils adoptent des paradigmes différents des générations précédentes : ils sont tournés vers l’usage plutôt que la propriété : le souci n’est pas d’être propriétaire d’une voiture mais de se déplacer d’un point A vers un point B. Les modèles classiques de management sont dépassés.
Il faut créer de nouveaux espaces de concertation, de participation laisser la place à l’initiative, le droit à l’erreur, faire preuve de souplesse, être facilitateur. Le manager doit donc recourir à des approches transversales, du pilotage et de la délégation par projet et par dossier, user des méthodes agiles. Ce sujet est bien sûr d’actualité et se fait une place dans le management territorial. Le CNFPT ne s’y est pas trompé avec l’institutionnalisation dans son offre de formation d’une formation sur l’agilité, coconstruite avec l’ADT-INET. Il s’agit d’un cycle de 3 jours basé sur une co animation assurée par un ou plusieurs membres actifs de notre association, dans un esprit de partenariat avec le CNFPT et de partage d’expériences de praticiens territoriaux en complément des apports plus théoriques et conceptuels apportés par les consultants choisis par le CNFPT.
Une enquête de Boson Project et BNP Paris-Bas réalisé auprès de 3200 jeunes révèle que près de 60% des jeunes de 18 à 20 ans se projettent comme autoentrepreneurs dans leur avenir professionnel et délaissent ainsi le salariat. Le lien de subordination à une hiérarchie au sein d’une organisation ne les attire pas.
D’où la nécessité de se poser urgemment le problème de l’attractivité de notre fonction publique territoriale. Ces jeunes générations, outre l’argent pour subvenir à leurs besoins, cherchent également un sens à leurs engagements professionnels et personnels. On ne nait pas fonctionnaire, on le devient ! C’est pourquoi la formation est primordiale. Je reste particulièrement attaché à un service public de la formation, et donc au CNFPT. Ce service public de la formation est à mon sens le garant de la transmission des valeurs et du sens du service public, un peu sur le modèle du compagnonnage.
La FPT s’adapte-t-elle assez vite aux évolutions de la société, n’est-elle pas dépassée ?
De quoi parle-t-on ? « Assez vite » : cela renvoie assez facilement à l’immédiateté qui prévaut dans notre société. A l’heure de l’information en temps réel, du diktat des réseaux sociaux, il faut que tout aille vite, il faut être dans la réactivité, souvent la réaction, ce qui n’est pas la même chose. Or, pour construire, imaginer, dessiner un territoire, on ne le fait pas en quelques minutes ! Il faut des mois, voire des années. De même, si la mise en place d’une politique publique doit répondre à un besoin et se mettre en place rapidement, la mesure de ses effets et son évaluation demandent du temps.
Il est parfois bon de rappeler à nos élus qu’il est urgent de prendre le temps.
Et quand on parle d’évolutions de la société, elles sont nombreuses ! Là aussi de quoi parle-t-on ? Des évolutions sociales ? On ne parle plus de l’individualisation de la société, de l’explosion familiale, celles-ci, nous les avons déjà assimilées ! Par contre la crise des migrants, la crise écologique ? Les départements ont dû faire face à l’accueil de mineurs non accompagnés migrants, avec des prises en charge multipliées de façon exponentielle qui ont conduit à une explosion budgétaire pour les départements! Et pourtant, ils ont su se montrer réactifs ! La crise économique, la crise des classes moyennes ? Les collectivités n’ont pas attendu les mesures gouvernementales pour œuvrer sur leurs territoires. Si je prends l’exemple de Rueil Malmaison, la ville a mis en place un prêt à taux zéro pour faciliter l’accès à la propriété pour les primo accédant, notamment des classes moyennes. Par ailleurs, les collectivités ont su répondre aux enjeux économiques en adaptant l’achat public, en développant une approche marketing des territoires, de nouveaux outils juridiques. La ville de Rueil Malmaison a par exemple prévue une clause sociale imposée aux promoteurs immobiliers concernant la construction et l’aménagement d’un éco quartier. Cette clause prévoit l’embauche de salariés habitant la commune sur les chantiers en cours ou à venir. La traduction concrète, c’est 250000 heures de « missions » d’ici 2025 destinées aux Rueillois éloignés de l’emploi, soit 160 contrats CDD ou CDI.
Les évolutions technologiques ? Ne parlons de la smart-city, ou des différents « lab. », mais parlons de l’intégration de l’intelligence artificielle ! Je pourrais citer l’exemple d’un SDIS, qui a compilé une quantité de données astronomique, des pics de production d’allergènes aux départs de feu recensés sur plusieurs décennies sur son territoire pour les confier à un programme d’IA. Résultats : les affectations de ressources matérielles et humaines sont prévues et définies grâce à l’exploitation de ses données via cette intelligence artificielle.
Par ailleurs, il est important de noter que pour s’adapter, les collectivités ont su aussi faire évoluer leurs outils : nudge, design de service public, intelligence collective : nous sommes passés du faire pour au faire avec les usagers, et tant mieux ! Il faut être agile ! Le CNFPT ne s’y trompe pas et propose une formation sur l’agilité construite avec l’ADT-INET. Un cycle de 3 jours est proposé aux stagiaires à travers une co-animation menée par un intervenant amenant des éléments conceptuels et théoriques, des outils, des méthodes dîtes agiles, et un praticien, membre de l’ADT-INET et illustrant de manière opérationnelle le propos.
Bref ! Les collectivités n’ont pas à rougir ! Elles ont su s’adapter à toutes les évolutions de la société. Même si nous sommes bien sûr perfectibles ! Et il est important de souligner qu’au-delà des adaptations aux évolutions sociétales, les collectivités passent également énormément de temps à s’adapter aux évolutions réglementaires et législatives – je parle par exemple des fusions en tout genre-, chronophages, et qui mobilisent les agents publics parfois au détriment du développement de politiques publiques.
Le statut est-il un boulet ?
Je souhaiterais me livrer à une mise en perspective de cette question, en faisant référence à Alain Supiot, et notamment à son ouvrage : « l’esprit de Philadelphie ». Je me livre à cette mise en perspective lors des formations d’intégration de catégorie A ou B que j’ai la chance d’animer, pour les collègues qui intègrent un cadre d’emploi par concours ou promotion, et pour rappeler d’où ils viennent, d’où nous venons tous, nous fonctionnaires ! Alain Supiot retrace dans cet ouvrage, entre autres choses, l’esprit qui a guidé les travaux de l’OIT, l’organisation internationale du travail, au sortir de la guerre de 39-45. Après les horreurs de cette guerre, la volonté des chefs d’Etat fut de faire évoluer la relation entre Etats d’un rapport basé sur la force jusqu’ici avec les conséquences que le monde découvrait, à un rapport basé sur le droit. L’esprit de Philadelphie, c’est le rappel et la garantie de la dignité humaine par un édifice juridique international, par une économie au service des hommes et de la justice sociale. C’est dans cet esprit que naissent en France les grands services publics, comme la SNCF et EDF. Le statut des fonctionnaires s’inscrit dans la continuité de cet esprit de Philadelphie. Nous sommes donc porteurs d’un ADN inscrit dans une histoire noble ! Nous sommes les dépositaires de cet esprit de Philadelphie et nous ne sommes pas les fossoyeurs de la dette publique ! Il semble bon de le rappeler par les temps qui courent !
Le statut n’est donc pas un boulet, mais un patrimoine historique qui nous est légué. Il convient certes de le toiletter, de le rafraîchir, de le faire évoluer, comme tout patrimoine. Cela ne signifie certainement pas sa disparition. D’autant plus que contrairement à ce que l’on croit, au mythe entretenu, le statut est plastique, malléable, permissif ! Il reste par ailleurs le meilleur outil pour préserver l’égalité de traitement femmes-hommes, et l’égalité de traitement entre citoyen pour l’accès à la fonction publique, par le biais de la méritocratie. La contractualisation est prévue par le statut, le contrat de mission, même s’il n’est pas appelé ainsi, existe déjà dans les faits. Juridiquement, la procédure de licenciement est juridiquement parlant, simple.
Après, il y a la vraie vie. Je peux prendre l’exemple d’une expérience personnelle, sur un de mes anciens postes. Un cuisinier présentait une forte addiction à l’alcool, et nous l’avions accompagné à plusieurs reprises pour qu’il s’en sorte. Il a malheureusement rechuté. Un jour, le responsable de la restauration scolaire m’appelle pour me faire part d’une situation surréaliste : l’agent en question avait uriné au milieu de la cuisine. Je me suis rendu sur place, je passe les détails, et je m’aperçois que cet agent avait envoyé les rôtis sous cellophane en cuisson dans le four ! J’ai donc proposé la radiation des cadres au maire, l’agent n’en étant pas à son premier coup, et il devenait un danger pour lui-même et pour les autres… Le maire, qui connaissait bien l’ensemble de la famille de l’agent, a préféré se prononcer pour 3 mois de mise à pied… La réalité politique sur un territoire se vit aussi en considération des trajectoires personnelles, de relations nouées entre l’exécutif et la population, avec ses agents. C’est aussicette réalité qui dirige la vie –la vraie !- du statut !
Le statut n’est pas un boulet, il est permissif, et on l’utilise- ou pas- dans toutes les possibilités qu’il offre.
Le développement du numérique s’oppose-t-il à la logique de proximité ? Qui doit gérer ce numérique ? Faut-il déléguer ?
Même si cela n’est pas notre sujet à proprement parlé, il est quand même important d’évoquer la notion indissociable de celle de développement du numérique, je parle bien sûr des politiques d’aménagement du territoire, et là aussi, les collectivités jouent un rôle primordial aux côtés de l’état et des opérateurs privés. Elles garantissent l’accès au numérique sur leur territoire.
Car quand on parle de développement du numérique, on parle bien sûr d’accessibilité et de dématérialisation des services publics ! Il est intéressant de rappeler que lorsque Bercy a lancé la dématérialisation de la déclaration des impôts sur le revenu, le contribuable déclarant sur internet bénéficiait d’un abattement de 10€ de son montant d’impôt ! Cela signifiait que Bercy rémunérait en quelque sorte le contribuable en lieu et place du fonctionnaire qui saisissait par le passé les déclarations papiers… et évaluait ce travail à 10€. En sociologie du travail, nous appelons cela le « DO it yourself ». Le principe est exactement le même quand vous inscrivez en ligne vos enfants aux activités périscolaires ou que vous réglez en ligne : vous effectuez les tâches jusque-là prises en charge par des fonctionnaires. La tendance de dématérialisation vise des objectifs de diminution des coûts pour les organisations publiques, en plus de l’accessibilité et de services en ligne intégrés. Mais avant de basculer vers des guichets numériques, nous avons connus une tendance de fusion des guichets physiques comme les ASSEDICS et l’ANPE dans Pole emploi ; ou les maisons de services publics dans les territoires ruraux, les relais de services publics, etc… Puis des guichets électroniques comme « monservicepublic.fr », ou encore l’ANTS, avec les travers que nombre d’entre nous ont pu rencontrer si vous ne rentrez pas dans les bonnes cases !
Alors, s’agit-il d’une mission purement publique ou les acteurs publics peuvent-ils déléguer ? Je voudrais parler ici d’une étude que j’ai pu mener sur la réalisation de guichets uniques, et la mise en place de tels dispositifs sur deux de mes anciennes collectivités. En grande majorité, les services publics numériques sont en gestion publique. D’autre pays européens ont fait des choix différents : l’Italie, la Finlande, le Portugal ou la Slovénie peuvent déléguer la gestion de certains services dématérialisés à des opérateurs privés. Ces derniers développent les services publics dématérialisés, adossés aux leurs (fourniture de gaz par exemple)
Quel est l’intérêt de déléguer ? A mon sens, aujourd’hui aucun, si ce n’est recourir à des expertises qui peuvent échapper aux collectivités, avec certains métiers comme les Data scientists par exemple. Mais à mon sens, il faut conserver la mainmise des acteurs publics sur le développement numérique et la dématérialisation des services pour deux raisons au moins : tout d’abord, le numérique est un vecteur, un lien spatio temporel entre un territoire et ses habitants, entre une administration et ses administrés. Ensuite, nous manquons de recul sur les bugs et les disfonctionnements potentiels. Nous pouvons citer sur ce dernier point l’exemple de l’Estonie, qui a connu un piratage d’une ampleur inégalée sur les cartes nationales d’identité de plus de 750000 personnes. Cette CNI comporte de multiples données, y compris médicales ou sociales.
Mais la question n’est pas de savoir qui du privé ou du public doit gérer le développement numérique ou la dématérialisation des services. La question qui se pose est celle des partenariats à établir entre acteurs privés et publics sur un territoire pour inclure le numérique au cœur des politiques publiques. Nous ne pouvons fonctionner les uns sans les autres ! A l’heure de l’ouverture des données publiques, du big DATA, comment pouvons-nous conserver la propriété de nos données, nous collectivités, tout en les exploitant avec des opérateurs privés ? Je peux citer plusieurs exemples. Celui de la ville de la définir les points de blocage et de bouchons de la circulation, et repenser sa politique de mobilité au sein de la métropole. Ou encore l’exemple de Toulouse, qui travaille avec météo France et une start-up pour définir les points de surchauffe en été sur la ville, les températures enregistrées un même jour pouvant varier de 6 degrés entre différents endroits de la ville. Ces données sont précieuses pour repenser l’aménagement urbain, paysager et les points d’eau publics ! Ou encore le cadastre solaire mis en place par la ville de Rueil-Malmaison pour les administrés, en partenariat avec une start-up. Cet outil permet à chaque habitant d’estimer son potentiel de production d’électricité grâce à l’énergie solaire, et de calculer le coût, les subventions et le rendement pour son installation.
Ou encore la ville de Plaisir, qui a travaillé sur un orchestre numérique avec une start-up. Il s’agit en fait de tablettes numériques remplaçant les pupitres et les partitions papier. Si le chef d’orchestre modifie la partition : plus de photocopie pour l’ensemble des membres de l’orchestre : la modification se fait en direct sur les tablettes. Plus besoin de tourner les pages des partitions : une pédales en liaison Bluetooth avec la tablette permet de tourner les pages avec une pression du pied.
En bref, il est temps de dépasser le stade de la dématérialisation de service pour faire du numérique une composante intégrante du développement de politiques publiques sur un territoire.
Quelle fonction publique territoriale dans 35 ans ?
Il est bien difficile de se projeter dans 35 ans, au regard des événements actuels, tant sur le plan national que mondial. Une seule certitude : la fonction publique sera ce que nous, fonctionnaires et élus, auront bien voulu en faire.