relations elus-fonctionnairesDenys Lamarzelle, Directeur Economie Emploi au Conseil Général de la Côte d’Or, auteur de « les relations élus/fonctionnaires territoriaux » et de « les cadres territoriaux » publiés aux Editions du Papyrus, et désormais membre du bureau de l’ADT Inet, nous livre son analyse de cette subtile alchimie que sont les relations Elus/Fonctionnaires. Une cohabitation permanente dit-il.

 Lorsque que l’on travaille ou que l’on collabore avec des collectivités territoriales françaises, il est important d’en bien comprendre le système décisionnel. Basé sur la relation élus-fonctionnaires, le bon fonctionnement de ces structures est en effet conditionné par un mode d’organisation très spécifique.

Il faut d’abord partir d’un constat : le système fonctionne et la décentralisation, reposant sur cette organisation locale, génère des résultats concrets, reconnus par la grande majorité des observateurs comme ayant nettement amélioré le service public local.

Cela dit, la gestion interne de ces collectivités n’est pas sans poser un sérieux problème de fond. Deux acteurs différents en sont les opérateurs avec leur propre logique, leur propre approche et leur propre sensibilité (WEBER, 1921).

 Jusqu’où doivent s’investir les plus hauts fonctionnaires de la collectivité territoriale quand ils sont positionnés sur des emplois fonctionnels ?

Peuvent-ils se démarquer un jour de l’équipe politique en place quand ils participent aux bureaux municipaux et aux commissions permanentes qui sont les instances décisionnelles de nombreuses politiques locales? Peuvent-ils réellement travailler avec l’ancien chef de l’opposition (devenu maire ou président) quand ils ont fait en sorte que durant un ou plusieurs mandats l’ancien chef de l’exécutif ne soit mis en difficulté par lui ?

Situé au coeur du sommet stratégique, le couple chef de l’exécutif/directeur général est un couple fort qui gère la collectivité au travers de deux filières de remontées des affaires. L’une formée par le maire / président et les adjoints, l’autre par l’encadrement placé sous la direction du directeur général. Ce binôme est l’axe autour duquel gravite l’ensemble du processus décisionnel et les programmes opérationnels des politiques publiques locales (DION, 1986).

 Mais cette spécificité de la relation entre le chef de l’exécutif et le directeur général se décline aussi au niveau de l’ensemble des fonctionnaires territoriaux, et notamment de l’encadrement.

La théorie voudrait que dans chacune des phases du processus décisionnel élus et fonctionnaires aient un rôle clairement défini sous forme de modèle idéal type: l’élu conçoit et décide, le fonctionnaire met en oeuvre. La réalité est cependant loin d’être aussi linéaire.

L’existence de frontières claires permettant de distinguer un intérieur et un extérieur en matière d’organisation ne résiste pas à une analyse poussée. Distinguer un niveau politique (niveau des relations stratégiques entre décideurs) capable de structurer complètement les agissements d’un second niveau (celui des « routines organisationnelles » réservées aux exécutants) est beaucoup trop théorique (FRIEDBERG, 1993).

Le décideur politique, s’il est le détonateur de l’élaboration de nouvelles politiques publiques, n’a cependant pas la compétence technique nécessaire pour mener à bien sa mission. Le fonctionnaire, de son côté, n’a pas la légitimité issue du suffrage universel pour s’impliquer totalement dans le processus décisionnel. On peut résumer cela en une phrase: ceux qui ont le pouvoir de décision ne possèdent pas les expertises utiles, ceux qui ont les expertises utiles n’ont pas le pouvoir de décision.

 Cette forte interdépendance entre ces deux acteurs de la vie publique locale se concrétise par la mise en oeuvre d’un management public où les rôles des uns et des autres sont étroitement imbriqués.

Pour remplir sa mission, l’agent local est obligé de pressentir les réactions de ses élus, et donc d’intégrer dans son travail des préoccupations politiques. Réciproquement, il est certain que les élus témoignent d’une grande vigilance à l’égard des attitudes et des comportements du personnel dans la mesure où ceux-ci peuvent avoir des conséquences politiques immédiates (SADRAN, 1987).

Dans une telle situation, les fonctionnaires territoriaux se trouvent détenir une parcelle non négligeable du pouvoir décisionnel des élus. Par les expertises qu’ils leur proposent, ils participent de fait à la conception et à la mise en place des projets stratégiques.

Les élus, quant à eux, laissent souvent faire en y trouvant un intérêt car cette implication leur permet de mieux argumenter les axes politiques à envisager à l’avenir en les appuyant sur la technicité des fonctionnaires territoriaux.

 Mais l’ambiguïté de ce partenariat élu/fonctionnaire peut provoquer certaines dérives qui peuvent contribuer à créer des climats délétères dans les services.

Les maires-adjoints et les vice-présidents sont généralement en charge d’un secteur d’activité dont ils sont responsables par délégation du chef de l’exécutif. Ils souhaitent donc s’investir dans leur domaine d’attribution, et pour cela ont directement accès au service responsable de la mise en oeuvre technique de leur compétence déléguée.

Là se pose un réel problème : confronté aux attentes de la population en voulant y remédier de bonne foi, l’élu peut avoir alors tendance à se comporter en « chef de service ». Quand cela se réalise sans concertation avec la filière politique, mais aussi avec la filière administrative, cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes au fonctionnement de la collectivité, et notamment au cadre titulaire du poste.

Mais si l’élu peut avoir tendance à déborder de son rôle, l’inverse est aussi très courant, le fonctionnaire détenant de son côté « le pouvoir de l’expert » (CROZIER, 1971). Dans le choix des solutions concrètes à mettre en oeuvre, l’expertise détenue par les cadres pèse fortement sur la solution retenue. Même si l’élu est amené à signer et à trancher en dernier ressort, il n’en demeure pas moins que cette décision sera issue d’un débat technique préalable au cours duquel le fonctionnaire en charge du dossier aura participé pour une bonne part à l’issue définitive.

L’expression de cette imbrication étroite entre l’élu et le fonctionnaire est encore plus visible en matière de démocratie participative, et notamment dans le cas des travaux de commission devant intégrer des groupes tiers devant assurer une certaine légitimité opérationnelle aux actions retenues. Lors de ces commissions, souvent interpellé par les représentants des citoyens, l’élu s’appuie sur le dossier technique du fonctionnaire pour développer les idées nouvelles.

Aujourd’hui, que ce soit au niveau des emplois fonctionnels ou des postes d’agents en prise avec le domaine stratégique, il est difficile de dire où s’arrête le politique et ou commence le technique. Surtout quand on sait que si les fonctionnaires revendiquent de plus en plus leur implication dans la genèse des opérations, les élus contestent rarement le fait que les cadres les aident à définir les stratégies.

 La difficulté de la gestion territoriale est là : le management des collectivités territoriales se doit d’être mis en oeuvre par deux acteurs en complémentarité mais avec deux logiques de fonctionnement différentes; si l’élu exerce une mission, le cadre exerce un métier.

Mais c’est nécessairement au travers d’un tel partenariat politico-administratif que seront décidées et mises en oeuvre les politiques publiques locales.

Face à un schéma de répartition des rôles très théorique et à une réalité qui est loin d’en être la fidèle application, on constate que le modèle d’organisation territoriale présente une certaine complexité d’utilisation…

On voit donc se mettre en place un nouveau type de collaboration, ou plus exactement une collaboration plus étroite dans un certain nombre de secteurs.

 Il y a aujourd’hui, entre les fonctions de ces deux acteurs, l’émergence d’une « zone grise » qui est le cœur de la boîte noire de l’analyse systémique d’où sortiront les décisions, les grands projets, les évaluations, etc.

Cette zone se situe entre la partie un tant soit peu politique du travail du fonctionnaire et la partie tout de même un peu administrative de la mission de l’élu. La difficulté réside dans le fait que la finalisation de la décision n’y est pas linéaire.

Cette zone grise est une zone où « les rôles des élus et des fonctionnaires sont difficilement clarifiables compte tenu de l’imbrication forte nécessitée par la mise en œuvre du management territorial, l’important pour chaque acteur étant d’avoir conscience du fait qu’il peut empiéter sur la légitimité de l’autre et qu’il doit alors le faire en connaissance de cause et dans une logique de tolérance mutuelle. » (Denys LAMARZELLE, « Le management territorial », Editions du Papyrus,1997)

Toute la problématique réside dans le fait que cette zone grise est différente d’une collectivité à une autre. Par conséquent, en changeant de collectivité, un élu ou un fonctionnaire ne retrouvera pas la même logique décisionnelle ni la même répartition des rôles.

De nos jours, on imagine mal un agent territorial limiter son action au management opérationnel s’il œuvre en partenariat avec les élus. Pour ces fonctionnaires, évoluer dans cette zone grise les amènent à répondre à la sollicitation des élus (et particulièrement du chef de l’exécutif) qui souhaitent une implication de ses agents, notamment de ses cadres, dans certains domaines sensibles de la gestion locale.

Il est cependant indispensable que les fonctionnaires mesurent le plus objectivement possible les conditions de leur évolution dans cette zone grise. Ceci afin d’analyser le degré de politisation de leurs actes, ou plus exactement la perception de cette politisation que peuvent en avoir les observateurs extérieurs.

 

(Article paru dans la revue « Bibliothèques(s) », décembre 2013)